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“Femmes, enfants, bébés sont dans la rue et il fait froid”- Saadia Mosbah, militante tunisienne des droits humains

Des migrants subsahariens campent devant l'ambassade de Côte d'Ivoire à Tunis, le 28 février 2023
Légende image,Des migrants subsahariens campent devant l’ambassade de Côte d’Ivoire à Tunis, le 28 février

Après des interpellations, arrestations et violences contre des ressortissants noirs d’Afrique Sub-saharienne en Tunisie, le discours virulent du Président Kaïs Saïed censé dénoncer l’immigration illégale, a mis le feu aux poudres.

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Les “subsahariens” ont été victimes de multiples attaques, sous diverses formes et sans distinction de statut légal.

« Je suis un professionnel. Je ne suis pas un délinquant. C’est une situation difficile. Même mon propriétaire me dérange”, témoigne le charpentier ivoirien Sami Hadi qui dit faire partie des victimes.

Selon le Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux (FTDES), il y aurait au moins 21 000 ressortissants originaires d’Afrique subsaharienne, dont une majorité en situation irrégulière. La proportion de ressortissants subsahariens représenterait donc moins de 0,2 % de la population tunisienne totale estimée à environ 12 millions.

Chassés de leurs domiciles, beaucoup ont également perdu leur emploi, tandis que d’autres ont été contraints de fermer boutique.

L’incertitude et l’insécurité persistent malgré l’”apaisement” prôné par le ministre tunisien des Affaires étrangères.

“Peur d’aller à l’école”

Ce commerçant nigérien établi légalement en Tunisie témoigne : “Ça a affecté ceux qui sont en règle, donc la peur a été installée chez tout le monde. La situation a beaucoup impacté toutes les activités que nous faisons ici parce que les gens ne peuvent pas sortir. Nous si on ne travaille pas, on perd tout ce qu’on gagne quotidiennement. Parfois, on peut faire entre 800 et 1200 dinars par jour (ndlr : entre 155000 et 235 000 CFA environ) mais on a fermé (…). Même pour aller à l’école, ils ont peur. Ils ont peur d’être agressés (…). Il y a beaucoup de Nigériens qui sont retournés.”

Sami Hadi revient sur le calvaire de ces derniers jours: “Certains frères dorment à la belle étoile parce qu’ils ont été expulsés de chez eux. Le gouvernement tunisien doit remédier à cette situation. Nous ne savons pas ce qui se passe. Parfois ils nous refusent dans les magasins même pour acheter du pain.”

La consternation a également gagné les Tunisiens qui ne se reconnaissent pas dans les violences infligées aux Noirs d’Afrique subsaharienne.

Le Président tunisien Kaïs Saïed
Légende image,Le Président tunisien Kaïs Saïed

Comme des centaines de ses compatriotes qui ont marché à l’appel du Front antifasciste, la militante tunisienne Saadia Mosbah, a été choquée et outrée par les propos du Président Tunisien.

La Présidente de l’Association Mnemty (qui signifie “c’est mon rêve”) fait de la discrimination raciale en Tunisie son cheval de bataille. En août 2019, Saadia Mosbah se félicitait des avancées juridiques et sociales de la condition des Afro Tunisiens, après l’adoption d’une loi favorable à plus d’égalité, un tournant historique pour tous les militants anti racistes.

Pourtant, le 21 février 2023, le discours du Président Saïed, déclarant que l’immigration est une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie » afin de la transformer en un pays « africain seulement » et au détriment de son caractère « arabo-musulman », a fait déchanter plus d’un.

Au terme de ce discours, Saadia Mosbah se rappelle le choc. “Ça nous est tombé dessus comme la foudre” confie-t-elle.

Il faut dire que les propos du Président tunisien ont engendré de nombreux amalgames entre résidents étrangers installés légalement, étudiants en situation régulière, et migrants de passage en Tunisie explique Saadia Mosbah.

Le lendemain de son allocution, Kaïs Saïed a tenté de revenir sur ses propos et a appelé à “veiller” sur les migrants originaires d’Afrique subsaharienne séjournant légalement en Tunisie. “Que les personnes qui sont en situation légale en Tunisie soient rassurées”, a-t-il déclaré au cours d’une réunion avec le ministre de l’Intérieur Taoufik Charfeddine.

Lundi 27 Février, par la voix du ministre des affaires étrangères, Nabil Ammar, le gouvernement tunisien a réitéré sa volonté affichée d’apaiser la situation sans pour autant présenter d’excuses aux victimes des violences.

Saadia Mosbah dans une manifestation antiraciste
Légende image,La militante des droits humains Saadia Mosbah se dit triste et malheureuse

Une situation alarmante

Une attitude que regrette Saadia Mosbah car “des citoyens tunisiens ont pris le relai de la police en sortant les étrangers de chez eux, en les pillant, volant, violant, et en les laissant dans la rue”.

D’après Saadia, “femmes, enfants, bébés sont dans la rue et il fait froid. Je suis triste et malheureuse”. Celle qui a consacré sa vie à lutter pour le droit et la justice en Tunisie en appelle à une réaction internationale générale. “Les gens se réfugient auprès de leurs ambassades, mais elles n’ont pas de moyens”.

La Côte d’Ivoire a décidé de rapatrier 500 de ses ressortissants.

La Guinée a déjà enregistré le retour d’une cinquantaine de ses citoyens.

Les autorités sénégalaises, burkinabè et congolaises ont également déclaré suivre de près la situation et encouragé leurs ressortissants à se rapprocher des chancelleries établies dans le pays.

Les organisations de défense des droits humains dénoncent le traitement subi par les migrants tandis que le choc a aussi été ressenti à l’Union Africaine. À travers un communiqué, le président de la Commission de l’UA Moussa Faki a condamné fermement les déclarations raciales sur des compatriotes africains en Tunisie.

Des manifestants soulèvent des pancartes lors d'une manifestation à Tunis le 25 février 2023
Légende image,Des manifestants soulèvent des pancartes lors d’une manifestation à Tunis le 25 février 2023, contre les propos du Président Kaïs Saïed.

Quelques Tunisiens solidaires du sort des victimes de ces mesures osent leur venir en aide, mais Saadia Mosbah souhaite voir une véritable action émaner des institutions internationales établies en Tunisie.

Dans un message adressé à des défenseurs des droits humains internationaux, elle décrit la situation comme alarmante. Elle déplore le fait que le nombre de ressortissants subsahariens – en situation régulière ou pas – “augmente chaque heure du jour et de la nuit, et l’État tunisien n’a pris aucune mesure pour le rapatriement d’urgence”.

Ce mardi, entre deux actions d’assistance, Saadia Mosbah semble encore préoccupée. La crise sociopolitique en Tunisie peut engendrer d’autres problèmes.

En réponse aux propos du Président tunisien, Saadia Mosbah se demande “comment changer le paysage démographique de la Tunisie si ces gens n’ont pas (accès à) la nationalité tunisienne, si les enfants n’auront jamais le droit du sol ?” Elle ajoute : “la Tunisie n’a rien fait pour que ces personnes soient intégrées au tissu social tunisien.” Pour elle, les références aux thèses du Grand Remplacement d’une société arabo musulmane par une société “africaine” est donc infondée.

En revanche, pour les Négro Tunisiens, il existe une véritable crainte.

À mesure qu’elle développe ses propos, la voix de Saadia devient plus lourde. “On peut prendre les Tunisiens noirs pour cible, car on ne fait pas la différence.”

“L’amalgame est fait et on a trouvé que c’était fait sur la base de la couleur et de l’appartenance ethnique (…). Pourquoi ne cibler que les migrants d’Afrique Subsaharienne ?”

Inquiétude chez les Tunisiens noirs

Certains Tunisiens noirs ont été arrêtés ou soumis à des contrôles d’identité tandis que d’autres ont été attaqués. C’est le cas de Fatima Al-Latifi, Présidente de l’Organisation Damaj. “Une femme d’une quarantaine d’années m’a attaquée avec une rhétorique raciste, pensant que je venais d’Afrique subsaharienne (…). L’agression verbale s’est transformée en violence physique. Les gens sont en panique” confie-t-elle.

Pour Saadia Mosbah, ces amalgames qui nuisent aux Tunisiens noirs, peuvent entraîner des conséquences plus graves. “J’ai peur d’une chose : qu’on dise à mon fils Tunisien noir qu’il n’a pas le droit d’épouser une tunisienne blanche, car il va changer le visage de la Tunisie… Ça n’a pas commencé aujourd’hui… et bientôt, ils pourront légiférer”.

Saadia fait référence au Parti Nationaliste proche du Chef de l’État. “Le Président a donné le feu vert à ce parti qui se dit gardien de la patrie… on les entend partout avec des thèses racistes et xénophobes. Notre inquiétude est là.”

Pourtant, la Tunisie est un point de transit central pour les migrants et les réfugiés cherchant à gagner l’Europe, y compris des Tunisiens candidats à l’immigration clandestine pour échapper à la crise. Selon l’Institut National de la Statistique (INS), près de 40 % des 15-29 ans auraient l’intention d’émigrer.

Pour de nombreux intellectuels, le sujet de l’immigration irrégulière en Tunisie a simplement pour objectif de détourner l’attention de la population de la crise économique et sociale actuelle. Le bouc-émissaire désigné des problèmes de chômage serait une fois de plus l’étranger.

Cet article a été rédigé avec la collaboration de Souleymane Issa Maiga de BBC Afrique et Bassam Bouneni de BBC Tunisie.

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