Par : Aziz Ouferdi
Mis à jour, le 17-11-2023
Suite aux grands changements politiques, économiques et sociaux que l’Occident a connus depuis plus d’un siècle, de nombreux problèmes ont émergé, de nouveaux défis ont été lancés et plusieurs approches et solutions ont été avancées. L’avènement de la démocratie, un exploit humain inestimable, a plus ou moins règlementé la pluralité idéologique, pour permettre un exercice politique plus ou moins organisé. Aujourd’hui, dans le nouvel ordre mondial, la pluralité morale et religieuse a besoin d’être gérée; un défi pour les institutions démocratiques et pour la société civile, afin de réaliser un mieux vivre-ensemble dans le dialogue, la compréhension et le compromis. Or, beaucoup de travail est encore à faire, dans un premier temps, à l’intérieur de chaque tradition religieuse; dans un deuxième temps, entre les différentes traditions; et dans un troisième temps, entre ces traditions et la modernité. Il s’agit d’une volonté d’accomplir une société multiculturelle en harmonie avec la modernité et ses valeurs. Ces dernières sont mises à l’épreuve dans la nouvelle réalité socioculturelle occidentale. Car, les grands principes de la démocratie à savoir liberté, égalité et justice sociale sont revendiqués par des minorités religieuses afin d’exercer leurs droits à la liberté de conscience et à l’exercice rituel, ainsi que le port, pour certains, de vêtements et de signes religieux distinctifs. Cependant, la majorité de ces pratiques sont en contradiction avec les valeurs et les acquis de la modernité telle que celle-ci s’est développée en Occident. Déterminer les limites du privé et du public, du sacré et du profane, du religieux et du culturel est, aujourd’hui, l’une des principales préoccupations des institutions politiques et législatives occidentales. Il s’agit d’un effort considérable pour arriver à gérer la dimension morale et religieuse dans des sociétés sécularisées. D’ailleurs, plusieurs gouvernements occidentaux ont eu recours à des experts universitaires afin de comprendre cette nouvelle réalité socioculturelle.(1)
Communautarien ou Républicain ?
Dans le contexte des sociétés occidentales contemporaines, le concept de l’État de droit s’est réalisé sous la forme de deux figures différentes : Démocratie communautaire et République laïque. La première figure a vu le jour aux Pays-Bas au XVIIe siècle; la deuxième s’est consolidée en France au début du XXe siècle. Dans le modèle communautaire, il s’agissait d’un pacte entre les grands religions, lequel pacte consistait à se respecter mutuellement dans un climat de paix et de tolérance garanti par l’État de droit, d’une part, et conditionné par une libération du ‘dogmatisme’ fermé pour un ‘dogmatisme’ éclairé, d’autre part. L’État a toujours préconisé une attitude modérée et tolérante vis-à-vis les autres traditions qu’elles soient religieuses ou non-religieuses, afin de prévaloir une vision du monde inclusive ouverte à la différence et à la pluralité.
En revanche, la France était le berceau du modèle de république laïque. Contre le pouvoir absolu d’ordre divin prôné par l’Église catholique, les républicains ont mené une bataille acharnée qui a débouché sur le concept de la laïcité : une formule politique qui a plus ou moins permis une meilleure règlementation de l’exercice politique, par la séparation du religieux et du politique.
L’approche républicaine
Dans ce courant, nous distinguons deux approches. La première , qui se veut plus ferme et plus stricte, représentée entre autre, par le penseur Henri Pena-Ruiz. Et la deuxième, qui se croit plus modérée et plus souple, représentée par Jean Boubérot.
Henri Pena-Ruiz, qui fut membre de la commission Stasi (2003), présente la laïcité comme l’unité de la population. Et son application juste et adéquate serait conditionnée par le respect des trois principes fondamentaux : la liberté de conscience, l’égalité morale des individus et la considération de l’intérêt général comme objectif principal des lois politiques. Ces trois principes sont réalisables par le biais de deux modes opérationnels : d’une part, la séparation de l’église et de l’État et, d’autre part, la neutralité de ce dernier envers les religions et les mouvements sociaux. Henri Pena-Ruiz croit que la laïcité est le fondement de l’universalisme; c’est une lutte pour l’émancipation intellectuelle et morale de tous, un travail qui commence à l’école au moyen d’une éducation à la citoyenneté qui serait le socle des valeurs communes de la République. La laïcité est le garant d’un vrai dialogue entre les différentes visions du monde grâce au respect de ses fondements. Pour une neutralité réelle de l’État, il est nécessaire de protéger les services publics de tous signes ostentatoires de croyances religieuses ou séculières. Dans une république laïque, toutes les associations religieuses sont de droit commun, reconnues juridiquement comme des associations ordinaires et ne peuvent jouir d’aucune reconnaissance politique.
Pour sa part, Jean Baubérot a fortement critiqué Henri Pena-Ruiz, car selon lui, on confond deux niveaux d’approche. D’une part, la laïcité comme ‘idée régulatrice’ assise sur quatre principes : séparation de l’État et des religions, neutralité de l’État, liberté de conscience et égalité des droits pour tous. Et, d’autre part, la laïcité comme processus d’application, car celle-ci peut être appliquée de manières distinctes selon les différents contextes historiques et sociaux. Il s’agit d’une laïcité de collaboration capable d’officialiser les liens entre l’État et les autorités religieuses, sans trahir les principes de la laïcité. Elle réfère, en fait, à un processus de dialogue qui favoriserait une meilleure gestion de la multiculturalité des sociétés occidentales.
L’approche communautarienne
Selon l’approche communautarienne, le pluralisme culturel et religieux est, aujourd’hui, un fait incontestable en Occident. Cette réalité multiculturelle est une richesse, à condition qu’on veille à ce que les différentes traditions religieuses ne se renferment pas dans des ghettos lesquels favoriseront, par la suite, le communautarisme; un phénomène qui résulte d’une mauvaise gestion de la pluralité culturelle et religieuse, faute de principes universels auxquels adhère toute la population d’une manière volontaire et spontanée. De même, le combat est à mener contre le dogmatisme idéologique tel qu’il est manifesté dans les visions : ‘scientiste’, communiste, laïciste, ethnocentrique et autres, véhiculées en Occident, qui croit que la modernité occidentale est le seul et unique processus qui favoriserait l’émancipation humaine. Les penseurs communautariens croient que devant le multiculturalisme et la pluralité morale de nos sociétés, une nouvelle vision s’impose. Pour que la laïcité demeure un facteur unificateur de la population, elle doit prendre en considération la diversité religieuse et culturelle de nos sociétés, par le biais d’une politique d’intégration, basée sur le dialogue interculturel. Telle est l’approche de Charles Taylor (1931-) et Jürgen Habermas.
La vision communautarienne se résume par la dénonciation de l’épistémologie relative au modèle libéral. Pour Taylor, ce modèle est désengagé et pour Habermas, il est scientiste. En fait, les deux penseurs croient en l’aspect engagé de toute forme de connaissance, afin d’agir pour la réalisation d’un dialogue interculturel. Ils sont également contre la raison monolithique, qui ignore son historicité et son incarnation dans des pratiques langagières et sociales. Malgré leur entente sur le principe du dialogue interculturel, les deux penseurs divergent sur les conditions et les modalités de ce dialogue. L’attitude envers la tradition demeure un point de désacord entre Taylor et Habermas. Le premier fait valoir une conviction selon laquelle il est possible d’appréhender le langage des sentiments et des actions d’autres groupes humains en entrant, d’une manière ou d’une autre, dans leurs modes de vie. Le deuxième croit que seule une critique des traditions nous permettrait d’entamer un processus de dialogue. Pour Taylor, la remise en cause de la tradition brime la pluralité des cultures par l’impact d’une vision du monde homogène, à savoir celle véihuculée en Occident. De là, il substitue à la critique radicale de la tradition une entreprise d’auto clarification et de réforme dont le but est de revaloriser les sources d’émancipation de la tradition. Taylor croit que la rencontre avec l’autre doit nous inciter à cultiver les différences entre les cultures, pour que les générations futures puissent bénéficier de ce que chacune offre de meilleur. Habermas pense que la lutte contre l’ethnocentrisme et la vision homogène du monde, ne justifie pas la tolérance du dogmatisme religieux. Selon lui, les processus d’apprentissage, tels qu’ils sont vécus à travers l’activitécommunicationnelle, nous engagent à réviser nos positions par la correction de nos erreurs et par la remise en question de nos dogmes. Habermas est contre la tradition ethnocentriste, qui impose un idéal d’évolution linéaire suivant le modèle occidental. En revanche, il reconnait le rôle de la raison qui doit s’exprimer dans une pluralité de voix pour dépasser les frontières de toute communauté particulière vers une communauté universelle.
Ces analyses et ces arguments, qui mettent en avant la vision et l’espoir de chacun de ces deux penseurs, ne peuvent pas dissimuler leurs craintes. Taylor craint que les différences irréductibles entre les cultures ne soient matées par un universalisme hégémonique, alors que Habermas redoute les résistances communautaires concernant toutes critiques des dogmes religieux. L’un des défis majeurs des démocraties contemporaines consiste, selon Habermas, à trouver une combinaison intellectuelle qui, en respectant les droits fondamentaux, n’absolutise ni la raison universelle ni les différentes visions du monde. Or, une telle combinaison, ne va-t-elle pas nous plonger dans un nihilisme dont on voit déjà les manifestations dans la pensée poste-moderne?
Conclusion
Entre le dogmatisme traditionnel et le dogmatisme moderne se joue l’avenir du vivre-ensemble en Occident. Loin de l’‘absolutisme’, souvent source d’extrémisme religieux ou laïciste, et loin du ‘relativisme’ vecteur de ‘nihilisme’, nous sommes appelés à réfléchir sur la complexité de la production de la vérité, d’une part, et à bien gérer la tension entre la volonté de transmettre la mémoire du passé religieux, et l’éducation à la tolérance et à la citoyenneté dans des sociétés culturellement diversifiées, d’autre part. Le dialogue demeure le pont susceptible de rapprocher les différentes visions du monde. Or, comme nous l’avons dit dans l’introduction, beaucoup de travail est encore à faire. Concernant les traditions religieuses, une critique s’impose afin de démêler l’historique du mythologique pour embrasser la vérité religieuse dans sa genèse, lorsqu’elle était ouverte à plusieurs éventualités spirituelles et avant que les orthodoxies l’enferment entre les murs du dogmatisme, et cela, pour des fins purement idéologiques.
En parallèle, il ne faut pas oublier que les religions sont encore une source de sens et de vérité ontologique pour une grande majorité des êtres humains, y compris dans des pays sécularisés (Dans un sondage fait en 2008, 92 % des Américains disaient croire en Dieu). Selon Régis Debray « nous humains sommes avant toute chose des «animaux symboliques» » : quand quelqu’un meurt, partout et toujours, nous le mettons en rapport avec quelque chose d’autre que sa carcasse». Ceci nous rappelle la métaphore si éloquente et si brillante du philosophe français d’origine grecque Cornélius Castoriadis, qui disait : « La croyance, c’est un pont jeté sur l’abime du doute ». Certes, le pont n’élimine pas le doute, mais il sert de support et de refuge contre à la fois le ‘relativisme’ et l’‘absolutisme ’.
(1) – Alliance des civilisations. (2006), rapport du Groupe de haut niveau le 13 novembre 2006, New York, Nations Unies, www.unAoC.org consulté le 8- 12-2011
– Commission Bouchard Taylor Rapport final, http : //www.scribd.com/doc/3052993/Rapport-final-de-la-commissionBouchardTaylor-version-abregee, consulté le 7/7/2012
– Commission Stasi, http : //lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/034000725/0000.pdf,
– Les Assises de l’inter culturalisme en Belgique, http : //www.interculturalite.be/IMG/pdf/INTERCULT_2010-FR.pdf, consulté le 8- 11-2011
– Debray, R. (2002), L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Rapport au ministre de l’éducation national, www.ladocumentationfrancaise.fr › Rapports publics,