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Business clubs féminins, parfois féministes, souvent “men friendly”

Quand on évoque la raison d’être des réseaux “genrés”, certains termes reviennent systématiquement: sororité, bienveillance, confiance. Ici, l’espace de coworking Womanly, à Bruxelles. ©Antonin Weber / Hans Lucas

Elles sont des centaines de femmes à pousser chaque semaine les portes de l’un des réseaux féminins d’entrepreneurs, business clubs réservés aux femmes ou cercles d’affaires “women only”. Mais que viennent-elles y chercher?

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Les réseaux féminins et autres clubs privés réservés aux femmes entrepreneurs se multiplient. Récemment encore s’est créé à Bruxelles un business club réservé aux femmes, “The Nine”, sorte de Cercle Gaulois où les jupes et talons aiguilles remplacent les costumes-cravates de rigueur.

Mais pourquoi les entrepreneuses se tournent-elles vers ces réseaux? Délaissent-elles pour autant les cercles non genrés? Nous avons posé la question à plusieurs de leurs responsables, ainsi qu’à certaines des membres. Nous avons cherché à comprendre pourquoi les femmes semblaient perpétuer – dans l’autre sens – ce que beaucoup d’entre elles dénoncent pourtant: une forme de sexisme, un manque de diversité dans ce monde des affaires encore dominé par les hommes, où l’entre-soi reste parfois soigneusement cultivé.

À l’une ou l’autre exception – comme le tout nouvellement créé “The Nine”, le nouveau club de femmes d’affaires haut de gamme où les hommes sont bienvenus, mais uniquement sur invitation de l’une des membres –, les clubs féminins ne sont pas des ghettos maintenant les femmes entrepreneurs à l’écart du reste du monde. Ils ne sont pas hermétiquement fermés aux hommes. “Ce sont des pratiques obsolètes, on gagne à collaborer, dit Béa Ercolini, ex-rédactrice en chef d”Elle’, féministe assumée et fondatrice du réseau Beabee. C’est d’ailleurs depuis qu’il y a de plus en plus d’hommes féministes que les choses avancent aussi…”“Cette parité dans nos événements, cela montre que les hommes aussi sont à la recherche de cet équilibre, cette complémentarité. Car c’est cela qui permet d’avancer. Ce qui est dérangeant, à mes yeux, ce sont les extrêmes.

SOPHIE LEGRAND

RESPONSABLE DU RÉSEAU DIANE

Les connexions entre les réseaux féminins d’entrepreneurs et les réseaux “non genrés” sont donc fréquentes, et parfois quasi institutionnalisées. C’est le cas du Réseau Diane, qui fait partie intégrante de l’Union des classes moyennes (UCM). Diane a pour objectif de soutenir et d’aider les femmes entrepreneurs à se professionnaliser et à essaimer dans le monde économique. Diane a noué des partenariats avec d’autres réseaux, y compris non genrés. “On ne fonctionne pas en autarcie, nous avons des activités de networking ‘mixtes’ qui permettent de nouer des synergies et des collaborations“, explique sa responsable, Sophie Legrand. D’après une enquête réalisée l’an dernier,  si neuf femmes indépendantes sur dix estiment que les réseaux féminins ont toute leur place dans le paysage entrepreneurial, cela n’empêche pas près de la moitié d’entre elles de fréquenter aussi des réseaux mixtes.

“Ce qui dérange, ce sont les extrêmes”

Loin de vouloir fonctionner en autarcie, Sophie Legrand prône l’ouverture. “Au sein du réseau, lorsqu’on organise des événements mixtes, on atteint le 50-50 en termes de participation. Dans les événements des réseaux non genrés, il faut compter une proportion de 70% d’hommes pour 30% de femmes. Cette parité dans nos événements, cela montre que les hommes aussi sont à la recherche de cet équilibre, cette complémentarité. Car c’est cela qui permet d’avancer. Ce qui est dérangeant, à mes yeux, ce sont les extrêmes.”

Diane n’est pas le seul réseau féminin à être né d’une structure mixte. C’est aussi le cas de L’Ecofin Women Club, logé au sein de L’Ecofin Club, un cercle d’affaires dédié spécifiquement aux économistes et financiers. “Le Women Club a été créé dans le but de donner plus souvent la parole aux femmes, après que l’on a constaté qu’elles manquaient de visibilité”, explique sa présidente, Béatrice Delfin-Diaz. Aujourd’hui, grâce à sa “section” féminine, L’Ecofin Club compte 25% de femmes en son sein, une proportion plus forte que le pourcentage de femmes présentes parmi les top managers.“Nous ne sommes pas une congrégation religieuse, les hommes sont les bienvenus. Nous avons un membre masculin.”Partager surTwitter

BÉA ERCOLINI

FONDATRICE DE BEABEE

Pour Béatrice Delfin-Diaz, il est important de dynamiser et mieux faire connaître ces cercles féminins. “Il faut présenter des modèles aux femmes entrepreneurs, leur donner la parole, faire sauter les freins venus de la société patriarcale qui donnent l’impression aux femmes qu’elles n’ont pas le droit d’être à certaines places.”

“Hommes friendly”

Au-delà des collaborations et autres événements one-shot organisés avec leurs collègues masculins, certains réseaux pourtant étiquetés féminins “jusqu’au bout des ongles” comptent en leur sein l’un ou l’autre membre… masculin. C’est le cas chez Beabee. “Nous ne sommes pas une congrégation religieuse, les hommes sont les bienvenus, dit Béa Ercolini en souriant. Nous avons un membre masculin. Et c’est vrai que, quand il vient, on ne voit que lui…”

En naviguant sur le site de WoWo (WonderFul Women), on découvre aussi une poignée de têtes au visage carré, cheveux courts et cravate assortie. Parmi eux, Laurent Ollinger, conseiller financier indépendant. “Je suis arrivé par hasard il y a un an, alors que WoWo avait invité en conférence l’ancien ministre des Classes moyennes, Denis Ducarme. J’avais des questions à lui poser et Florence Blaimont m’a proposé de faire partie du panel des participants. J’ai donc découvert le réseau, j’y ai trouvé des personnes très dynamiques et les problématiques abordées par les femmes sont aussi très intéressantes, c’est très complémentaire. Tout cela m’a incité à m’inscrire.“Avant, j’étais au B19. Mais les petits déjeuners débats à 8h30 du matin, c’est compliqué quand il faut conduire les enfants à l’école…”Partager surTwitter

LAURENT OLLINGER

INDÉPENDANT DANS LA FINANCE ET MEMBRE DE WOWO

Au cours de la discussion, Laurent Ollinger met le doigt sur l’une des grandes particularités des réseaux féminins, un aspect qui l’a aussi poussé à s’affilier: ces réseaux n’oublient pas qu’en plus d’être entrepreneurs, les femmes (et hommes) peuvent aussi avoir une vie de famille… En parler n’est pas un tabou, et l’organisation des événements tient aussi compte des contraintes de la vie privée.  “Avant, j’étais au B19. Mais les petits déjeuners débats à 8h30 du matin, c’est compliqué quand il faut conduire les enfants à l’école… Dans les clubs non genrés, c’est souvent le cas, ou alors ils proposent des apéros à 19h30, l’heure du souper… Ici, les horaires des conférences et événements conviennent mieux à ma disponibilité et facilitent la gestion de la vie de famille.”

Faciliter l’accès aux réseaux est essentiel pour les entrepreneurs, car en faire partie est indispensable si l’on veut faire vivre et grandir ses affaires. “À mes yeux, nous dit Béa Ercolini, c’est aussi important pour les employés. C’est cela qui permettra aussi de changer de cap au cours de sa carrière ou de rebondir plus facilement en cas de perte d’emploi”.

L’importance du networking

Fabienne Bister, figure importante du monde entrepreneurial wallon, ancienne vice-présidente de la FEB et aujourd’hui coach d’entreprise, insiste souvent auprès de ses consœurs sur l’importance du networking. “Mon premier patron, quand j’étais encore en stage, me disait toujours: ce n’est pas au bureau qu’on fait des affaires, raconte-t-elle. Beaucoup de femmes pensent que c’est une perte de temps et d’argent. Mais les réseaux, ce ne sont pas que des cocktails, c’est de l’échange, des rencontres. Pas pour y trouver des clients, mais pour être visible, pour que l’on pense à vous lorsque l’on cherche quelqu’un”. Pour Fabienne Bister, c’est aussi en fréquentant les réseaux mixtes que les femmes parviendront mieux à pénétrer les conseils d’administration des entreprises, où elles se font encore trop rares. “C’est comme ça que je suis devenue régente à la Banque nationale”, dit-elle.“Ces réseaux vont à l’encontre de mes convictions. Je suis pour la complémentarité, la richesse. Ils accentuent le fait du ‘second sexe’.”Partager surTwitter

FABIENNE BISTER

COACH D’ENTREPRISE

L’ex-CEO se dit néanmoins mal à l’aise avec les réseaux féminins. “Dans mon cerveau, il y a la moitié d’un homme”, plaisante-t-elle, pour reprendre sur un ton plus grave: “Pour moi, ces réseaux  vont à l’encontre de mes convictions. Je suis pour la complémentarité, la richesse. Ils accentuent le fait du ‘second sexe’, ils laissent cette impression que nous sommes des êtres à part, qui avons besoin d’un autre type de soutien. Maintenant, cela convient à certaines femmes. Moi, je pense que si l’on veut aussi rencontrer des dames, cela peut se faire dans un réseau mixte. Au Cercle de Wallonie par exemple, il y en a aussi”. Renseignements pris, la gent féminine n’y représente quand même qu’un petit 15% des membres. Une large minorité.

Manifestement, un grand nombre de femmes préfèrent donc les réseaux féminins. Mais pourquoi? “Pour beaucoup d’entre elles, ça a un côté rassurant, constate Sophie Legrand. On fonctionne de la même manière, cela permet d’être tout de suite soi-même, les barrières tombent plus vite“.

“C’est chez Diane que j’ai fait mes premiers pas en networking, nous dit Marie Buron, fondatrice de Womanly, un espace de coworking dédié aux femmes. C’était une manière de sortir de ma zone de confort, de m’exposer davantage. Pour moi, c’était plus facile que de se retrouver parmi des hommes en costume-cravate”.

Ce besoin d’un entre-soi vu comme une bulle rassurante, Marie Buron l’a aussi offert aux autres femmes en créant un espace de coworking exclusivement féminin. “Womanly, c’est beaucoup plus qu’un espace de travail. La crise a renforcé le besoin de communauté qu’ont les femmes. C’est une bouffée d’air pour beaucoup d’entre elles, l’espace permet de mieux se concentrer sur son business et de se déconnecter. Non pas de la vie professionnelle, mais familiale…”“Le fait de partager les mêmes difficultés, de savoir qu’on doit toutes se battre pour faire notre place, nous donne plus envie de nous entraider. On est plus fortes ensemble.”Partager surTwitter

MARIE BURON

FONDATRICE DE WOMANLY ET MEMBRE DU RÉSEAU DIANE

Tout comme les réseaux féminins, Womanly porte aussi les valeurs de collaboration, d’entraide et de partage. “L’espace joue aussi le rôle de réseau grâce à la dynamique insufflée par les femmes, enchaîne Marie Buron. Entre nous, on joue le rôle de modèle pour chacune, on s’aide à prendre conscience de notre légitimité, à se faire confiance. Chacune a son espace de travail, et son réseau qui vient à elle”. Marie Buron constate que grâce à Womanly, beaucoup d’entrepreneuses ont pu d’ailleurs mieux surmonter la crise et ont même augmenté leur chiffre d’affaires.

Sororité

Quand on évoque avec leurs responsables la raison d’être des réseaux “genrés”, certains termes reviennent systématiquement: sororité, bienveillance, confiance. “La notion de confiance en soi et de légitimité est quelque chose de plus compliqué pour les femmes que pour les hommes“, constate Sophie Legrand, du Réseau Diane. “Les femmes ont davantage besoin d’être épaulées pour développer leur activité”, explique la responsable. “Nous avons une manière différente de réseauter, dit encore Béa Ercolini. Une manière plus holistique. On va peut-être moins dans une approche commerciale d’emblée, on va d’abord échanger, discuter entre nous des bonnes pratiques, se refiler des conseils”.

“Le fait de partager les mêmes difficultés, de savoir qu’on doit toutes se battre pour faire notre place, nous donne plus envie de nous entraider, pense aussi Marie Buron. On est plus fortes ensemble”.

“Seules, nous sommes invisibles, ensemble, nous sommes invincibles”, c’est le slogan que l’on peut d’ailleurs lire sur la page web du réseau Femmes chefs d’entreprises, présidé aujourd’hui par Béatrice Delfin-Diaz. “C’est le tout premier réseau féminin d’entrepreneurs, explique-t-elle. Il est né lors de la Seconde Guerre mondiale, quand il a fallu  que les femmes gèrent l’entreprise de leur mari parti à la guerre. Tous n’en sont pas revenus, les veuves sont restées aux affaires. L’idée du mouvement était de s’entraider et de partager les meilleures pratiques”. Aujourd’hui, le réseau organise des workshops sur différentes thématiques comme le numérique, le management, la fiscalité…

“Je fais partie de ce réseau depuis 30 ans, explique Liliane Knopes, architecte et CEO de Prisme Éditions. Je n’ai pas rejoint ce réseau féminin car je me sentais moins considérée en tant que femme. C’est vrai que parfois on est moins bien entendue, mais il ne faut pas focaliser là-dessus. Mais j’y ai surtout trouvé des femmes dynamiques, et entre nous, on peut parler de préoccupations plus privées, familiales, amicales aussi”.

Des limites au modèle

Cette approche ne plaît pas à toutes les femmes, pourtant. Une femme chef d’entreprise en Wallonie nous confie ainsi n’avoir pas du tout apprécié des dîners “entre femmes” dans un réseau “où en deux heures, on a à peine réussi à faire le tour des présentations, chacune y allait de son histoire. Je suis sortie en me demandant ce que je faisais là. Ce n’est pas ma vision de l’efficacité. Pour moi, une réunion doit être efficiente”. Selon elle, il faut aussi bien choisir son réseau. “Tous ne sont pas très professionnels. Je me souviens d’un réseau qui proposait des ateliers de danse orientale, de maquillage, de percussions… Est-ce que les hommes font cela???”“Il reste des femmes qui viennent chez nous car elles ne s’y sentent [dans les cercles non genrés] toujours pas à l’aise, pas toujours bien reçues.”Partager surTwitter

BÉA ERCOLINI

FONDATRICE DE BEABEE

Anne Mauhin, fondatrice de la société de conseil juridique Légal PME, a fréquenté au lancement de son activité les “Femmes actives en réseau” (FAR). “Il y a plus de bienveillance que dans les réseaux mixtes, confirme cette entrepreneuse brabançonne. On va d’abord parler de choses privées avant d’aborder le professionnel, c’est plus facile. Mais le problème, c’est qu’à un moment donné, on atteint une limite. Les réseaux féminins regorgent de responsables de TPME et entrepreneuses peu expérimentées. Quand on est en pleine croissance, on commence à caler”. Après avoir fait ses armes, Anne Mauhin s’est donc tournée vers le B19.

Féminin ou féministe?

 C’est  un leitmotiv que l’on retrouve dans les bouches de beaucoup de responsables de réseaux: “féminin, mais pas féministe”. Quoique… Si certains réseaux – comme Diane – se cantonnent au business tout en luttant pour la parité, certains seront plus militants que d’autres. “Aux yeux de certaines, on est d’ailleurs jugées pas assez féministes. C’est dû à notre attachement à l’UCM. On évite de se positionner sur des thèmes plus féministes, dit Sophie Legrand. On est davantage axées sur le service”. Chez Jump, qui milite activement pour l’égalité et la diversité, ou encore Beabee, on assume davantage cette étiquette. “Certaines récusent le mot, mais on est toutes un peu féministes, dit Béa Ercolini. J’ai créé Beabee, raconte-t-elle, car j’ai constaté qu’à un moment dans l’évolution de la place des femmes dans la société, il n’était pas inutile d’avoir une ‘safe place’. Ce n’est pas qu’on soit en danger, je veux dire par là un lieu avec des valeurs plus… féminines”, dit la fondatrice. Quand Béa Ercolini parle de Beabee, elle ne craint pas de le qualifier de “camion-balai du cercle d’affaires“. “Beaucoup de cercles non genrés ont fait un pas important, sincère, vers les femmes. Mais il reste des femmes qui viennent chez nous car elles ne s’y sentent toujours pas à l’aise, pas toujours bien reçues.”

Ou parfois… trop bien. Anne Mauhin se souvient de ses premiers pas dans le monde des affaires. “Avant de rejoindre FAR, j’avais d’abord fréquenté un cercle mixte. J’étais encore toute jeune entrepreneuse, je me faisais draguer. Ça m’a refoidie, j’étais là pour le business. Certains hommes, on dirait qu’il ne comprennent pas.” Comme si une femme d’affaires ne pouvait pas être prise au sérieux…

Béa Ercolini, aussi, témoigne d’un certain sexisme qui peut régner dans certains clubs d’affaires. “Je me souviens d’être allée assister à une conférence dans un très chic cercle d’affaires que je ne citerai pas. J’étais accompagnée d’une jeune femme. L’homme qui nous a accueillies n’a pas pu s’empêcher de lancer: ‘Il y a quand même des jolies filles au cercle ‘machin”. Ça n’arrive pas tout le temps, ça ne me dérange pas de recevoir des compliments, mais on est là pour le boulot, faut pas l’oublier! Alors voilà, la raison d’être des cercles féminins, c’est aussi pour ça…”

Source : L’Éco

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