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Les mercenaires sous l’œil de Machiavel

Du régiment Wagner aux anciens combattants de l’armée syrienne, la Russie a fait, depuis le début de son offensive en Ukraine, le choix d’y envoyer des mercenaires. Cette stratégie permet sans doute d’éviter l’accumulation de morts russes qui mécontenteraient l’opinion. Mais elle présente aussi des risques, que Machiavel, en son temps, mettait déjà en évidence.

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  • Les mercenaires présentent des avantages évidents, pour un État : ces troupes grassement payées lui permettent d’éviter de sacrifier sa propre population, et de confier la conduite des opérations à des professionnels de la guerre. C’est la raison pour laquelle les condottieri, chefs de troupes mercenaires, jouaient un rôle majeur dans l’Europe de la Renaissance.
  • Machiavel lui-même a bien connu de nombreux condottieri – il en employa certains au service de la ville de Florence. Mais il se défie bientôt, à la faveur de l’expérience qu’il en a acquise, de ses soldats sans autre conviction que l’appât du gain. « Ce qu’on doit craindre des troupes mercenaires, c’est leur lâcheté », écrit le philosophe dans Le Prince (1532). Les cohortes mercenaires sont « incertaines, infidèles et dangereuses ». Sans lien de cœur avec la cause pour laquelle ils se battent, les condottieri risquent toujours de rechigner à l’ultime sacrifice. « Ils veulent bien être tes soldats tant que tu ne fais pas la guerre ; mais dès que la guerre vient, ils ne veulent que fuir ou s’en aller. »
  • Pour échapper à cette dépendance à l’égard des mercenaires, Machiavel est l’un des premiers à envisager de compléter les armées de métier formées par la noblesse d’une conscription populaire. Le prince, explique-t-il, doit se doter d’« armes propres […] composées de [ses] sujets ou de [ses] citoyens ou de [ses] créatures. » Les milices patriotes savent pour quoi elles risquent leur vie. Et c’est ce qui fait leur valeur. Machiavel obtiendra gain de cause. 5000 fantassins sont recrutés dans les campagnes alentour sur base du volontariat.
  • L’idée de milice patriote, cependant, perdurera, là où le mercenariat sera peu à peu discrédité. Les choses semblent s’être renversées aujourd’hui. Les armées de métier ont remplacé les conscrits dans bien des pays. Et les mercenaires, en Ukraine ou en Afrique, font leur retour. Mais ces mercenaires ne sont pas vraiment ceux d’hier. L’appât du gain n’a sans doute pas disparu. Reste que – et le groupe Wagner en est le meilleur exemple – les soldats sous contrat suscitent désormais une véritable terreur qui n’existait pas chez les condottieri indifférents décrits par Machiavel.
  • Il semblerait que les mercenaires d’aujourd’hui ne rechignent plus à s’exposer à la mort. Ils la recherchent même. Ils se battent avec la même fureur sanglante que Machiavel perçoit chez le patriote. Mais là où ce déchaînement de violence était indissociable d’une cause transcendante qui justifie la lutte à mort, tout se passe désormais comme si le mercenaire cherchait à regagner une transcendance perdue en jouant sa vie et en flirtant avec le sacrifice ultime. Le fascisme s’est d’ailleurs en grande partie construit sur ce besoin d’un sacrifice pour de plus hautes valeurs. On se souvient du mot de Mussolini : « Vivre dangereusement, cela veut dire être prêt à tout, à quelque sacrifice, à quelque danger possible, à quelque action que ce soit, quand il s’agit de défendre sa patrie. […] Le fasciste doit mépriser la vie commode. Son crédo est l’héroïsme tandis que celui du bourgeois est l’égoïsme. Le fascisme est enfin une conception religieuse qui considère l’Homme dans son rapport sublime, avec une loi et une volonté qui dépasse l’individu. » On comprend mieux pourquoi le régiment Wagner ou les milices fanatisés recrutées en Syrie par Poutine suscitent un tel effroi.
  • Source : Philosophie Magazine
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