TRIBUNE. Zineb Ouadih est originaire de Meknès au Maroc. Etudiante à Sciences Po Paris, elle est également romancière et secrétaire générale du Parlement Jeunesse du Maroc.
Tandis que les États-Unis sont en flammes, la nouvelle du meurtre de George Floyd traverse tout doucement l’Atlantique, avant d’inonder les réseaux sociaux marocains. Les quelques #BlackLivesMatter, partagés par une minorité marocaine mondialisée, se noient parmi les commentaires moqueurs et indignés.
« Il n’y a pas de racisme au Maroc. »
« Vous militez pour les droits des Noirs mais vous oubliez nos frères Palestiniens. »
« Occupons nous de nos concitoyens avant de nous inquiéter du sort de migrants. Le Maroc aux Marocains ! »
Ces réactions ne sont pas acceptables, mais elles sont compréhensibles. Les instactivists[1], réduits à ce mode de communication , oublient un détail dans leur militantisme : ils représentent une minorité de la population. Tous les Marocains ne maîtrisent pas à la perfection le français et l’anglais. Beaucoup n’ont jamais posé les pieds à l’étranger ou vécu là-bas. Et surtout, ils ne possèdent pas de lien culturel assez fort avec les États-Unis ou la France pour comprendre les dessous de la lutte pour l’égalité raciale qui est menée là-bas.
En effet, le Maroc, ce n’est pas les États-Unis. Certes, les deux pays, avec le reste du monde, partagent la problématique de la discrimination raciale. Mais aux États-Unis, cela fait plus de deux siècles que les Noirs Américains luttent pour leurs droits. Le mouvement Black Lives Matter est l’héritier direct des combats de Harriet Tubman, Rosa Parks, Martin Luther King et Malcolm X. Selon une enquête de l’organisation Sentencing Project, à n’importe quel moment donné, 10% des hommes noirs aux États-Unis sont en prison, et 20% des hommes noirs auront fait de la prison à un moment de leur vie[2]. Si vous militez pour le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, vous aurez peut-être droit à des réponses racistes ou à de l’indignation, mais personne ne pourra feindre le choc ou la surprise.
Au Maroc, la situation est différente. Le gouvernement central défend avec beaucoup d’ardeur les racines africaines du Maroc, sa place au sein de l’Union africaine, et la réputation de terre d’accueil que le Maroc s’attribue depuis des siècles. De nombreuses campagnes de régularisation ont été menées au sein des communautés de pays d’Afrique subsaharienne résidant au Maroc. Le système tribal, inscrit depuis des siècles dans les mentalités marocaines, rend incongrue toute forme de division sociale et spatiale entre Marocains blancs et Marocains noirs : nos communautés tendent à s’organiser en fonction de d’autres critères. Les résidents issus de pays d’Afrique subsaharienne n’ont pas encore de voix assez puissante dans les médias pour partager massivement les affronts qu’ils subissent chaque jour. Le passé esclavagiste du Maroc, bien que toujours ancré dans les mentalités, est enseigné de manière très superficielle et constitue un tabou qui n’est jamais débattu dans la sphère publique.
Cela ne veut pas dire que le racisme n’existe pas. Au contraire, il est double : systémique pour les résidents issus de pays d’Afrique subsaharienne, internalisé pour les Marocains noirs de peau, particulièrement lorsqu’ils évoluent dans les quartiers populaires. Les termes dérogatoires comme « abd » (esclave), « azzi » ou « kehlouch » (faisant référence à la couleur de peau) sont utilisés à tout va dans les rues. Les jeunes filles à la peau sombre apprennent à ne pas se mettre au soleil pour ne pas « aggraver leur situation », et vont chaque semaine au salon de coiffure pour se faire lisser les cheveux. Les Haratin et les Gnawa, deux peuples marocains à la peau noire, sont exclus des programmes scolaires, et très peu connaissent leur histoire et leurs apports à la société marocaine. Si leur histoire n’est pas mentionnée, le passé de leur esclavage aux mains de Marocains blancs reste ancré dans les mentalités.
La nationalité ne constitue qu’un bouclier faible contre les attaques racistes, mais elle protège les Marocains noirs de peau contre un niveau de violence sociale que les résidents originaires de pays africains subsahariens subissent tous les jours. Pour beaucoup de Marocains qui savent faire la distinction entre l’Espagne, la France et les Pays-Bas, l’Afrique n’est qu’une masse sauvage qui déverse ses enfants affamés par millions sur un pays qui n’a pas les moyens de les soutenir. Pourquoi donc prendre la peine de se renseigner sur la différence entre la Guinée, le Sénégal ou le Congo lorsqu’on peut tout simplement tous les appeler « Azzi » ou « Ebola » ? Beaucoup de personnes viennent de ces pays pour étudier au Maroc ou travailler ici. Elles sont pourtant traitées de la même manière que des réfugiés illégaux qui s’approprieraient les ressources marocaines. De nombreux propriétaires refusent de leur louer leurs appartements. Beaucoup de femmes africaines sont sexualisées et violentées. Pour anticiper la violence de ces étrangers, certains Marocains les tuent ou les agressent. Parmi les nombreuses victimes de ce racisme violent, seuls quelques noms ont fait les gros titres : Ismaila Faye, Alain Toussaint, Charles Ndour, Tina Melon, Moussa Seck, Mouhmed Thiam[3].
Nous ne pouvons pas aborder le problème du racisme au Maroc de la même manière qu’aux États-Unis. De la même manière que les activistes du mouvement Black Lives Matter prennent en compte le contexte historique, politique et social de leur combat aux États-Unis, nous devons mettre en place un activisme s’adaptant au contexte marocain. Si l’on utilise la même rhétorique que le mouvement Black Lives Matter au Maroc, on risque de choquer nos interlocuteurs. Et lorsqu’on choque une société avec un problème dont elle n’est pas consciente, sa colère aveugle forme des œillères rendant notre travail d’autant plus difficile. Les Marocains ont l’habitude d’entendre le mot « noir », mais ils n’ont pas l’habitude d’entendre son antithèse « blanc ». Les Marocains eux-mêmes sont toujours en train de se remettre d’un traumatisme collectif infligé par une autre sorte de « Blanc ». Nous ne pouvons donc pas utiliser cette distinction, pourtant mainstream aux États-Unis, pour faire comprendre ce qu’il se passe chez nous. Les Noirs Américains demandent la capacité de pouvoir évoluer dans des espaces dépourvus de Blancs, et souhaitent que les Blancs acceptent la responsabilité pour les crimes de leurs ancêtres : ce type de demande, compréhensible dans le contexte étasunien, peut paraître bizarre voire totalement incongru au Maroc. Les termes blackface, generational trauma, white guilt, white savior, sont largement utilisés à la fois dans le langage courant et dans la littérature scientifique anglophone : ils ne sont pas connus au Maroc. Par exemple, beaucoup d’artistes marocains ont eu recours au blackface pour montrer leur solidarité et expliquer « qu’au fond, on est tous pareils ».
Les traumatismes imposés aux populations noires vivant au Maroc ne sont pas encore assez forts et inscrits dans la durée pour qu’un mouvement aussi vaste et violent que Black Lives Matter soit nécessaire ici. Cela ne veut pas dire que nous sommes les champions de la justice sociale, mais que nous n’avons pas à combattre un système sanctionné par le gouvernement central. Notre combat est un combat contre les mentalités : et à ce stade, nous pouvons encore tous nous asseoir à la même table et imaginer un futur meilleur, ensemble, de manière pacifique. Mais nous ne sommes pas encore assis à la même table. Nous ne sommes mêmes pas encore dans la même pièce, car si peu de gens savent que le problème existe, comment peuvent-il œuvrer à sa résolution ? Notre travail aujourd’hui consiste à poser les jalons de cette discussion en donnant des chiffres, du vocabulaire, des données, et en engrenant ce problème dans la tête de nos compatriotes de manière apaisée. Nous devons expliquer aux Marocains que traiter les Noirs avec dignité et respect ne leur enlèvera pas de pain de la bouche, ne se fera pas au détriment de nos compatriotes, et contribuera à l’enrichissement de notre pays sur tous les plans. C’est comme cela que des activistes, ailleurs dans le monde, ont commencé la discussion autour du réchauffement climatique ou des mines antipersonnel. Nous pouvons faire la même chose avec la question raciale au Maroc.
J’ai donc réfléchi, au fil de mes recherches, à plusieurs questions que les activistes marocains (et dans d’autres pays à la situation similaire) doivent se poser avant de publier ou partager du contenu :
- Notre combat consiste à lutter contre une forme de discrimination et de division préexistante, pas d’en créer de nouvelles. Êtes-vous en train de contribuer à une division dont les Marocains n’étaient pas conscients auparavant ? Votre message alimente-t-il une forme d’antagonisme ou incite-t-il tout simplement à la réflexion ? Je pense notamment à la division blanc/noir, ou à l’histoire de l’esclavage qui reste inconnue pour beaucoup de Marocains.
- Êtes-vous en train d’utiliser une rhétorique propre au mouvement Black Lives Matter sans avoir pris le temps de déterminer si elle s’appliquait au contexte national ? Si celle-ci est pertinente, avez-vous pris le temps et l’introduire et de l’adapter de manière simple et compréhensible ? Cette question est valable pour tous les termes du type generational trauma, white privilege, white guilt…
- Êtes-vous en train de partager, sans aucune modification, du contenu créé par des activistes d’autres pays pour répondre à la situation de leur pays ? Le message que vous faites passer est-il réellement universel ? Ne pouvez-vous pas l’adapter au contexte marocain ?
- Le problème de la discrimination raciale au Maroc est fortement lié au classisme de notre société, et épargne d’une certaine manière les plus riches. Êtes-vous en train de minimiser la misère sociale dont souffrent beaucoup de Marocains (indifféremment de leur couleur de peau) pour faire passer votre message ?
Militons, certes. Mais militons intelligemment.
Source : https://combatlemedia.com/2020/06/10/le-passe-esclavagiste-du-maroc-constitue-un-tabou/