
Avec, littéralement, des milliards de dirhams qui sont en jeu, le Maroc peut sans doute s’attendre à voir ses revenus globaux décupler avec le cannabis. Mais il faudra surtout tâcher de faire en sorte que ce soient les agriculteurs qui bénéficient en priorité.
Mohammed El Guerrouj ne perd pas de temps. A peine nommé, le 29 septembre 2022 en conseil de gouvernement, à la tête de la toute nouvelle Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis (ANRAC), il vient de délivrer pas moins de dix licences aux fins de transformation, de fabrication, de commercialisation et d’exportation du cannabis. C’est l’ANRAC elle-même qui en fait l’annonce. Dans un communiqué rendu public le 4 octobre 2022, elle a également indiqué que lesdites licences seront suivies d’autres pour la culture et la production au profit d’agriculteurs des provinces d’Al Hoceima, de Chefchaouen et de Taounate, seules pour l’instant concernées par les activités concernées au titre du décret n°2-22-159 portant application de certaines dispositions de la loi relative à l’usage licite du cannabis. L’ANRAC n’a toutefois pipé mot sur le nom des bénéficiaires des dix licences, si ce n’est que “les agriculteurs seront autorisés de façon progressive sur la base des besoins exprimés par les industriels autorisés”.
Fabrication des médicaments
Dans les médias nationaux, le géant pharmaceutique national Pharma 5 a rapidement commencé à être cité, avant que sa DG elle-même, à savoir Mia Lahlou-Filali, ne confirme. “Nous allons pouvoir lancer les essais cliniques,” a-t-elle notamment confié au journal électronique Le360. Mais quid des autres bénéficiaires? Certaines sources laissent entendre qu’au moins quatre d’entre eux seraient également actifs dans le domaine de la fabrication des médicaments. D’autres parlent de la présence d’au moins une entreprise étrangère dans le lot. Ce qui est sûr est que quelles que soient leurs identités, ils doivent bien se frotter les mains: en jeu, plusieurs milliards de dirhams. Selon une étude présentée début mai 2021 par le ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit, au parlement au moment où le projet de loi relative à l’usage licite du cannabis était discuté au sein de l’institution législative, le marché mondial du cannabis devrait atteindre, d’ici 2028, 233 milliards de dollars, dont plus de la moitié rien que pour le cannabis médical (114,2 milliards de dollars, selon la “mère des ministères”).
Des revenus à l’avenant
Si, à la fin de la décennie, le Maroc s’accaparait 10% des seuls marchés français et italien de cannabis médical, ce qu’il est largement en mesure de faire du fait de son statut officieux de premier producteur de résine de cannabis à l’échelle du globe, il réaliserait des rentrées d’argent de l’ordre de 420 millions de dollars par an.
Dans le scénario optimiste, cette somme serait 50% supérieure (630 millions de dollars). En tout état de cause, les revenus actuels seraient dépassés. Rappelons aussi qu’en mars 2017, le département d’État américain, qui tient lieu de ministère des Affaires étrangères des États-Unis, assurait carrément dans un rapport sur l’état mondial du trafic de drogues et de substances illicites qu’avec une production annuelle de 700 tonnes de résine de cannabis, le Maroc réalisait, à l’époque, un chiffre d’affaires de 23 milliards de dollars, correspondant à près du quart de son produit intérieur brut (PIB) d’alors. Beaucoup s’attendent à des revenus au moins à l’avenant des suites de la dépénalisation. “Il faut sortir la loi au plus vite pour trouver des gens qui puissent nous accompagner dans ces projets,” insistait d’ailleurs, fin avril 2021, M. Laftit à la Chambre des représentants, en faisant clairement comprendre aux députés (notamment ceux du Parti de la justice et du développement (PJD), unanimement contre le texte) que le Maroc raterait le coche s’il ne saisissait pas l’opportunité historique qui s’offre présentement à lui. Opportunité d’autant plus marquée que comme le soulignait l’étude du ministère de l’Intérieur citée plus haut, il est une tendance indéniable à la dépénalisation du cannabis: l’usage médical de la plante est aujourd’hui totalement ou partiellement légalisé dans 66 États et territoires, et 58 ne pénalisent pas l’usage récréatif. La tendance s’accélère même depuis décembre 2020 et la décision de la Commission des stupéfiants des Nations unies (CND), dont faisait alors partie le Maroc, de retirer le cannabis de la liste des stupéfiants.
C’est d’ailleurs suite à cette décision que M. Laftit avait sorti son projet des cartons, alors que cela faisait plusieurs années déjà que les autorités marocaines planchaient dessus: on sait par exemple que dès le début des années 2010 des études avaient été menées dans les régions d’Agadir, de Sefrou, de Sidi Allal Tazi et de Béni Mellal par le Laboratoire de recherches et d’analyses techniques et scientifiques (LARATES) de la Gendarmerie royale et l’Institut national de recherche agronomique (INRA) sur trois variétés de chanvre à fibre faibles en THC, le principe actif dans le cannabis, dans un objectif d’utilisation non-récréative, et M. Laftit avait lui-même reconnu à la Chambre des représentants, au moment de présenter le projet de loi, que son département s’était dès 2018 attelé à la tâche.
Mais vraisemblablement de crainte d’être taxé de narco-État (accusation régulièrement portée à son encontre par le régime algérien) et d’en subir d’éventuelles répercussions de la part de ses partenaires notamment européens, qui lui ont des décennies durant octroyé des financements pour éradiquer la culture du cannabis, le Maroc n’était finalement jamais passé à la vitesse supérieure, l’ancien ministre de l’Intérieur, Mohamed Hassad, affirmant même fin juin 2015 à la Chambre des conseillers que la “culture du kif et sa commercialisation sont illégales” et “le resteront” (en réponse à une question de l’élu PAM (Parti authenticité et modernité) Larbi Mharchi, un des grands promoteurs de la dépénalisation de la culture du cannabis).
Un terrain politiquement délicat
En dehors du gain financier indéniable, le fait est que pour les autorités marocaines le cœur de la problématique est avant tout social: c’est celui du Nord du Maroc, resté depuis l’indépendance enclavé du fait du peu de moyens mis au plan des infrastructures dans la balance par le colonisateur espagnol en comparaison avec la France dans sa zone de protectorat (situation à mettre d’ailleurs en parallèle avec celle du Sahara marocain, où le Royaume doit encore investir sept dollars pour chaque dollar de gagné pour développer la région également occupée auparavant par la voisine ibérique).
Et dans ce contexte peu propice à la prospérité économique, auquel il faut aussi ajouter la difficulté posée par la géographie montagneuse de la région, la culture du cannabis constitue une rare opportunité de développement: comme le rappelait M. Laftit au parlement, ce sont quelque 400.000 individus, représentant pas moins de 60.000 familles, qui en vivent. Fallait-il tous les mettre en prison, sachant que plus d’un dixième de cette population fait d’ores et déjà l’objet d’un mandat d’arrêt (48.000 personnes) et surtout qu’il s’agit d’un terrain également délicat au niveau politique, comme l’avaient illustré les manifestations du Hirak de 2016-2017 dans la province d’Al-Hoceima? Par ailleurs, les cultures de substitution ont également fait long feu, non faute de moyens: l’ancien ministre de l’Intérieur, Taïeb Cherkaoui, avait par exemple révélé fin avril 2011 à la Chambre des représentants que ce sont près de 90 millions de dirhams qui avaient été engagés dans ce sens par l’État et ce au niveau de 74 communes. Il faut dire que ces cultures ne rapportent rien aux familles, alors que déjà elles ne vivent que chichement du cannabis: selon une enquête en date de 2003 que l’Agence de développement du Nord (APDN) avait effectuée conjointement avec l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), leur revenu annuel ne dépasserait pas, in fine, les 3.600 dirhams par tête. Soit quatre fois moins que le PIB par habitant enregistré cette année-là.
Un drame environnemental
Ce qui, quand on revient au chiffre de 23 milliards de dollars du département d’État, peut laisser dubitatif, mais il faut se rappeler que selon les estimations du ministère de l’Intérieur, les agriculteurs ne percevraient que 4% des volumes des transactions: la quasi totalité des gains sont plutôt empochés par les trafiquants, qui sont en fait les premiers à bénéficier de la situation d’interdiction en vigueur auparavant. Dans le cadre de la nouvelle législation, la vente de la production se fera sous les auspices de l’État, ce qui devrait permettre aux agriculteurs, organisés sous forme de coopératives, d’enfin commencer à vivre au-dessus du seuil de la décence.
Cela tout en pérennisant le modèle, car une autre dimension d’avant la dépénalisation était que pour essayer d’augmenter leurs bénéfices, les agriculteurs s’étaient mis à cultiver, aussi sous l’insistance des trafiquants, des variétés exogènes de cannabis telle la fameuse “kherdala”, qui contient davantage de THC que la “beldia”, la variété traditionnelle marocaine -jusqu’à 25% de la résine séchée-, mais qui est sacrément hydrovore: on l’accuse, ainsi, d’avoir asséché les cours d’eau des montagnes du Rif, sur les flancs desquels se concentrent la majorité des cultures -le barrage d’Al-Wahda, qui a vu son taux de remplissage descendre à un bas historique de 50% en juillet 2022, n’aurait, à cet égard, pas seulement été affecté par le niveau de sécheresse des derniers mois.
En plus de contenir moins de THC, ce qui éliminerait automatiquement la “kherdala” de l’équation, les variétés que devront cultiver les agriculteurs devront, de fait, prendre en considération la réalité écologique de la région et notamment des sols, qui ne sont pas si riches que cela (d’où, soit dit en passant, le recours de plus en plus intensif, au fil des années, aux engrais chimiques, qui ont en plus grandement pollué les régions concernées).
Enfin, une des raisons pour lesquelles la loi a circonscrit la culture à des zones très spécifiques est de lutter contre la déforestation, puisque de nombreuses forêts marocaines sont, au fil des années, littéralement parties en fumée pour céder la place aux champs de cannabis. Provoquant par là même une érosion des sols d’autant plus conséquente.
“La région [de culture du cannabis] connaît un drame environnemental. C’est le statu quo qui en est la cause, pas cette loi,” rappelait M. Laftit à la Chambre des représentants. Dans son communiqué, l’ANRAC a signalé qu’elle “continue de prospecter les opportunités offertes par le marché du cannabis”, ce qui laisse comprendre que d’autres licences pourraient bien suivre. Là aussi, M. El Guerrouj devrait aller aussi vite que son plus célèbre homonyme…
Source : https://www.maroc-hebdo.press.ma/culturecannabis-ruee-sur-l-or-vert