
Plus de cinq ans après la Lettre royale du 30 décembre 2016 appelant les autorités à mettre en place une stratégie urgente pour faire face à la spoliation immobilière et ses mafias au Maroc, les dossiers sont au point mort, et les plaignants déséspérés. Pour Maître Messaoud Leghlimi, les victimes n’ont plus d’autre choix que de saisir à nouveau le roi Mohammed VI contre une mafia «très puissante». Après avoir donné la parole aux familles de victimes, nous abordons l’aspect judicaire dans cet entretien avec Me Leghlimi.
Pourquoi les juges statuant sur les affaires de spoliation ne rendent-ils pas des verdicts permettant aux victimes de récupérer leurs biens ?
Lorsqu’il statue, le juge du pénal décide s’il y a un crime ou pas. Pour la radiation des faux actes au niveau de la conservation foncière, il se déclare incompétent. Il faut ainsi passer par la voie civile pour demander la radiation et l’inscription des actes et tout ce qui prouve que la victime soit le propriétaire du bien objet de spoliation.
Au pénal, le juge peut reconnaître une bande de malfaiteurs ayant commis un crime en faisant des faux et décider de condamner ces personnes à des peines d’emprisonnement. Mais lorsque nous arrivons à la phase de restitution des biens, il nous dit qu’il n’est pas compétent et que la loi ne lui donne pas ce pouvoir. Il y a donc un problème au niveau de la loi. C’est la procédure pénale qu’il faut changer et il faut qu’il y ait un amendement en ce sens.
Est-ce normal que ces affaires prennent plusieurs années pour être traitées ?
Au niveau de la procédure au civil, il faut passer par la première instance, ce qui dure des mois voire des années, pour convoquer les spoliateurs eux-mêmes. Leurs avocats demandent des reports pour gagner du temps. Lorsqu’on a finalement un jugement en première instance, nous devons le signifier à ces personnes, qui interjettent appel. Mais même après un jugement de la Cour d’appel, le conservateur foncier peut estimer que cela ne suffit pas et peut demander un certificat de non-pourvoi en cassation, soit un arrêt de celle-ci qui indique qu’il s’agit bien d’un jugement définitif.
Les victimes n’ont toujours pas obtenu gain de cause malgré la Lettre royale le 30 décembre 2016. A un certain moment, les dossiers de spoliation étaient traités par la Brigade nationale de police judiciaire (BNPJ), mais actuellement, ils sont du ressort des arrondissements, preuve que l’intérêt a diminué. La procédure prend beaucoup plus de temps.
Il y a ainsi des dossiers qui datent de 2016 et sur lesquels l’enquête n’avance plus…
En effet. Nous avons déposé des plaintes en 2016 qui sont toujours traitées par la police judiciaire contre des personnes qui sont connues, riches et puissantes et qui ont spolié des biens.
Le cas cas de Madame Fatima Ben Rahal Chouraki, à lui seul, doit nous interpeller. Il s’agit une veuve qui a 80 ans et qui travaillait chez un colonel de l’armée française dans les années 1950 à Casablanca, qui lui a signé un testament devant un notaire français à Casablanca, pour lui céder des titres fonciers dans le quartier Oasis. Un spoliateur a alors ramené de faux héritiers pour spolier le bien et mettre Fatima à la rue. Nous avons réclamé justice et porté plainte, mais le dossier est bloqué, alors que nous disposons du testament et de toutes les preuves. Aujourd’hui, les biens de cette dame sont inscrits au nom d’une société appartenant à une personnalité connue de la ville blanche. A l’époque, nous avons interpelé le procureur général, le parquet et le conseil supérieur de la magistrature, par des plaintes et des écrits
Le chemin de croix des victimes de la spoliation immobilière au Maroc
La spoliation de biens des Marocains résidant à l’étranger ou au Maroc est un cauchemar sans fin. De nombreuses victimes attendent un jugement depuis de longues années. Mais même ceux ayant obtenu gain de cause au niveau de la justice n’ont toujours pas récupéré leurs biens.
Les victimes de la spoliation immobilière au Maroc ne voient toujours pas le bout du tunnel. Spoliées, harcelées et menacées par les mafias, elles se perdent dans les méandres de la justice. Car, si certaines d’entre elles attendent toujours une première audience, celles ayant déjà eu un jugement n’ont toujours pas récupéré leurs biens spoliés.
«Les personnes spoliées sont de toutes les confessions. Ce sont des Marocains du Maroc mais aussi des Marocains du monde. Elles sont Françaises, Italiennes, Espagnoles, musulmanes ou juives, …», nous rappelle ce mercredi Moussa El Khal, conseiller juridique de l’association pour le droit et la justice au Maroc (ADJM). «Pour ceux ayant eu un jugement en leur faveur, aucune personne n’a récupérée son bien. C’est le cas du Docteur Gérard Benitah, de la famille Ranieri ou encore de la famille Kimia», regrette-t-il, rappelant que ces Marocains «ont un jugement mais à ce jour malheureusement, personne n’arrive à exécuter le verdict et récupérer son bien».
«Ce sont des dossiers qui ont trop duré. Pourquoi les victimes n’arrivent-elles pas à exécuter les jugements en leur faveur ?», s’interroge-t-il, avant d’enchaîner : «On ne peut pas nous dire que les victimes ne se défendent pas. Ils ont un avocat et sont soutenues par l’association.» Le juriste franco-marocain affirme même être «attaqué et menacé, comme les avocats et les membres de l’association». «On demande à l’Etat de nous protéger. Je ne vois pas pourquoi on s’acharne sur nous», regrette-t-il encore.
«Il y des aberrations dans les jugements. Aujourd’hui, les victimes sont vieillissantes et certaines sont mortes. Je pense qu’il est légitime de se poser la question si cet enlisement ne sert pas le statu quo en faveur des spoliateurs.»Moussa El Khal
Plus de 12 ans pour instruire un dossier
Le conseiller juridique de l’ADJM s’adresse, par ailleurs, au roi Mohammed VI, «protecteur de tous les Marocains», rappelant que le souverain reste «l’unique espoir pour tous ces gens». «Les victimes sont épuisées moralement, physiquement, psychologiquement et financièrement. Pour certaines, elles en sont mortes», conclut-il.
Abdelhay Elokachi, l’une des victimes auxquelles la chance n’a pas encore souri, nous rappelle que son dossier vient «à peine de sortir de la phase d’instruction». «Il n’y a même pas d’audience fixée pour ce dossier qui dure depuis 2009», regrette-t-il.
Alors qu’il était établi en France, ce Marocain a acheté en 1989, un terrain au Maroc et décide de rentrer au pays avec toute sa famille. Mais une fois sur place, il est surpris de voir qu’un individu a déjà construit une maison sur le terrain en question, affirmant l’avoir acheté chez une personne qui a le même nom. Ce dernier avait usé d’un faux.
«Nous n’avons aucune visibilité. C’est un dossier simple puisqu’il s’agit d’une falsification d’une carte d’identité nationale. Ils ont magouillé ensuite, grâce à des notaires et des fonctionnaires de la conservation foncière pour spolier le bien», dénonce-t-il. «Le pire, c’est qu’on affirme que j’ai vendu et que j’ai fait des bénéfices et qu’on me bloque mes biens en me demandant de payer des impôts», regrette-t-il encore. «C’est le calvaire. Il y a une connivence totale entre les acteurs et personne n’a été arrêté», lâche-t-il, en ajoutant qu’il «garde espoir». «Mais depuis la lettre royale de 2016, rien n’a été fait», déplore-t-il.
Un bien toujours pas récupéré malgré la décision de la cour suprême
Fayçal Kimia est l’un des victimes auxquelles la justice a donné gain de cause mais qui ne parvient toujours pas à récupérer ses biens spoliés. «La cour d’appel a rendu un jugement en notre faveur, soit la radiation des faux contrats et l’exécution d’emprisonnement des mafieux. Ce jugement a été même confirmé par la Cour de cassation», rappelle-t-il, soulignant toutefois que dans les cas des dossiers de spoliation, lorsqu’on obtient un jugement définitif en pénal, «il faut aller en civil pour annuler les noms inscrits sur les titres». «Dans mon cas, il se trouve que le titre fait l’objet d’une saisie de la banque pour 1,4 million de dirhams, en plus d’une saisie de ce que le médecin ayant fait usage de faux doit à l’Etat sous forme d’impôts. Pour récupérer donc notre bien, soit nous devons payer, soit nous devons rester en instance», nous explique-t-il.
«Cela fait plusieurs années qu’on se bat. On s’érait dit : “Enfin, voilà le bout du tunnel”. Mais ce n’était qu’un mirage. On n’a toujours rien. Certed, l’emprisonnement des mafieux est une première victoire, mais moi en tant que victime, je n’ai toujours pas récupéré mon bien et je n’ai toujours pas ce titre en mon nom.»Fayçal Kimia
Menacé d’expulsion par sa banque et risquant une mise en vente aux enchères de sa maison, il dit «survivre» en restant positif tout en faisant face aux aléas de la vie. «Mon cas n’est pas comparable à celui des autres victimes qui n’ont même pas encore de jugement», rappelle-t-il. Fayçal Kimia rappelle qu’une fois au civil, les victimes n’ont pas que les mafieux à affronter, mais d’autres organismes, comme les banques et la direction des impôts, plaidant pour un «jugement de radiation et de récupération» qui épargnera aux victimes de «refaire le même circuit entrepris au pénal devant le civil».
Un cauchemar interminable, où accusés et victimes sont traités indistinctement
C’est également le cas de la famille Ranieri, spoliée d’une villa et un terrain d’une superficie de 1 260 m2 située au quartier Oasis, appartenant au grand-père, par le même réseau (Mustapha Him, Belkacem Laghdaich et Larbi Mokhtafi) impliqué dans l’affaire Benitah. Aujourd’hui, deux héritiers Ranieri continuent de se battre.
«Cela dure depuis 2000. Depuis la lettre du roi, les jugements sont passés, de première instance à la cour de cassation. Mais l’administration attend un jugement en première instance pour l’appliquer. Ça prend du temps. Même après un combat de 20 ans, ils continuent de contester», déclare Gilles Ranieri.
«La justice donne un peu trop de pouvoir aux gens qui ont été déjà jugés, ont fait de la prison pour plusieurs affaires de spoliation. MM. Him et Laghdaich sont inculpés ou condamnés sur plusieurs dossiers. Pourquoi la justice ne prend pas en compte le passif de ces multicondamnés dans les autres affaires similaires les impliquants ?»Gilles Ranieri
L’héritier de la famille Ranieri rappelle que ce cauchemar interminable a commencé avec une procédure d’expulsion de personnes squattant le terrain appartenant à la famille qui, une fois son droit d’expulsion reconnu au bout de neuf ans, est surprise d’apprendre que le bien a été spolié par le réseau mafieux.
«Mon grand père est mort dans un studio, tout comme mon père, avec rien du tout», rappelle-t-il en assurant qu’avec sa sœur, il continuera à se battre pour récupérer leurs droits. «J’irai jusqu’au bout et si ne n’y arrive pas, j’irai m’immoler devant le terrain. Mais je ne lâcherai, quoi qu’il arrive», conclut-il avec une pointe d’amertume.
Source : Bladi